Chapitre 10
C’est donc ça, se dit Amy. Je vais mourir ici, dans cet endroit horrible, sans que personne ne le sache. À la maison, tout le monde croira que je me suis enfuie dans une région exotique et lointaine comme la Thaïlande ou l’Amérique du Sud et, le pire, c’est que je ne serai nulle part. De leur point de vue. Je ne serai nulle part pendant encore deux cent cinquante mille ans. J’aurais disparu. Évaporée.
Tout son corps lui faisait mal, une douleur lancinante qui augmentait à chaque seconde. Elle avait réussi à enrouler quelques branches autour de ses bras et de ses jambes, mais une substance poisseuse les rendait glissantes et elle ignorait combien de temps elle tiendrait, combien de temps les plantes la supporteraient. Tout ce qu’elle savait était qu’elle ne voulait pas lâcher.
Elle leva les yeux et vit la comète Schuler-Khan. Elle paraissait plus grosse que la dernière fois qu’elle l’avait regardée.
Peut-être, se dit-elle, que si j’ai de la chance, elle va nous percuter avant que je tombe.
Cette pensée la fit frissonner. Est-ce que ça vaudrait vraiment mieux ? Elle détestait penser à ça, mais elle ne voyait aucun autre moyen de se sortir de là. Si elle lâchait et que le canyon était encore plus profond que ce qu’elle pouvait imaginer ? Plus profond qu’aucun autre sur Terre ? S’il était littéralement sans fond ? Elle tomberait pendant des heures, des jours peut-être. Elle serra un peu plus fort les branches et un spasme douloureux traversa de nouveau ses muscles.
Mais qu’est-ce que c’était ? Elle entendait quelque chose au-dessus de la gueule ouverte et tortueuse du canyon. Un fort bourdonnement électrique. Le buggy ? Non, il s’agissait d’un bruit différent, ressemblant presque à celui d’un hélicoptère. Elle osa ouvrir les yeux encore une fois et les leva. Le son augmentait encore.
Elle regarda de l’autre côté du canyon et vit quelque chose émerger au-dessus de la crête d’un plateau déchiqueté. On aurait dit une sorte de vaisseau spatial, mais plus petit, sans doute pas plus grand qu’un buggy. L’appareil s’éleva au-dessus de l’étroite ravine sinueuse qu’ils avaient empruntée puis plongea vers le canyon en penchant d’un côté et de l’autre comme un bourdon mécanique.
Lorsqu’il s’approcha, Amy vit le pilote dans son cockpit.
C’était Charlie.
Le minuscule appareil volant descendit dans le canyon, son petit fuselage maintenu en l’air par une double hélice. La verrière s’ouvrit sur des charnières et Charlie se pencha dehors.
– Amy ! cria-t-il. Je vais me rapprocher, mais vous allez devoir sauter. Vous pouvez le faire ?
Tout en sachant qu’elle n’aurait pas dû, Amy regarda l’abîme une fois de plus et sentit son estomac se retourner. Elle leva les yeux vers Charlie et acquiesça.
– D’accord… Très bien, dit-il.
La verrière encore ouverte, il tira le manche d’un millimètre. L’appareil se rapprocha et tourna pour se retrouver à seulement quelques mètres. Amy sentit l’air brassé par ses rotors. Ses membres lui faisaient extrêmement mal à présent et elle ne sentait plus ses mains. Charlie lui tendit les bras depuis le cockpit, mais aux yeux de la jeune femme, il semblait à des kilomètres.
– Bon, je ne peux pas m’approcher plus, dit-il. Vous allez devoir sauter. À trois, OK ? Un…
Amy ferma les yeux et prit une profonde inspiration.
– Deux…
Elle les rouvrit et hocha la tête.
– Trois !
Amy sauta et, pendant une fraction de seconde, elle ne fut plus accrochée au tuyau ni en sécurité dans le cockpit, mais flotta au-dessus du vide noir du canyon. Une unique pensée, nourrie de tant d’autres, lui traversa l’esprit.
Je n’y crois pas.
Seulement cinq mots, mais chacun chargé de sens. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait sauté. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle sautait dans une sorte de vaisseau spatial sur un monde extraterrestre à des années-lumière de la Terre, dans un avenir lointain.
C’était ce qu’elle se disait vraiment lorsque ces cinq mots s’imposèrent à elle et ainsi, lorsqu’elle atterrit dans les bras de Charlie et qu’il la serra fort, son premier réflexe fut d’éclater de rire. Il ferma la verrière et s’éleva pour sortir du canyon. Ils volaient désormais au-dessus du marais de tubes de plastique qui oscillaient. Amy baissa les yeux et vit des Sollogs, sans doute des centaines, qui traversaient le marécage en courant. Elle se mit alors à pleurer.
Charlie les fit descendre un peu à l’écart du marais, au bord des grandes plaines de sel.
– On ne peut guère aller plus loin sans nous faire remarquer, dit-il.
Ils étaient à l’étroit dans le cockpit prévu apparemment pour un seul pilote et pas de passager. Mais Amy s’en fichait. Elle avait l’impression d’avoir passé une éternité accrochée à ce tuyau, à regarder fixement un espace infini. Cette expérience l’avait rendue un poil agoraphobe.
– Que s’est-il passé ? demanda Charlie. Où sont Slipstream et Ahmed ?
Amy essuya une larme qui perlait.
– Ahmed est mort, dit-elle. Et Slipstream… il nous a abandonnés là.
– Ça ne me surprend guère. Il a omis de nous dire beaucoup de choses.
Charlie regarda par la fenêtre le désert blanc et brillant devant eux puis ferma les yeux.
– Ahmed est mort ? demanda-t-il.
– Oui, je suis désolée.
Il prit une profonde inspiration puis soupira.
– Il faut y retourner. Mon père va déclencher la nanobombe. Il va prendre le vaisseau de Slipstream.
– Quoi ? Non, on ne peut pas… Le Docteur…
Charlie se tassa dans le siège du pilote, la tête entre les mains.
– Je savais que vous alliez dire ça.
– C’est-à-dire que je ne partirai pas sans lui. Il n’y a que lui qui puisse me ramener chez moi. Non… Ce n’est pas seulement ça, en fait. C’est mon ami. Je ne l’abandonnerai pas ici.
Charlie poussa un soupir.
– D’accord. Bon… La séquence de détonation de la nanobombe dure une heure. Elle est conçue pour laisser le temps de se mettre à l’abri. Si nous y allons tout de suite, nous aurons peut-être le temps d’arriver à la ville humaine et de le récupérer.
– Vraiment ?
Charlie acquiesça. Puis il jeta un coup d’œil derrière lui, au-delà des plaines de sel, sur l’imposante coque noire à l’horizon. Amy suivit son regard et vit les lumières orange clignotantes dans les tours de garde.
– Le seul problème, dit-il, c’est de trouver un moyen d’entrer. Mais je crois que j’ai une idée…